Ode à la femme africaine
Femme nue, femme noire
Vétue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J'ai grandi à ton ombre; la douceur de tes mains bandait mes yeux
Et voilà qu'au cœur de l'Eté et de Midi,
Je te découvre, Terre promise, du haut d'un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l'éclair d'un aigle
Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d'Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée
Femme noire, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l'athlète, aux flancs des princesses du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau.
Délices des jeux de l'Esprit, les reflets de l'or ronge ta peau qui se moire
A l'ombre de ta chevelure, s'éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.
Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l'Eternel
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.
Léopold Sédar Senghor, Chants d'ombre
Le pouvoir de tes yeux réunit le temps, conjugue le passé de façon nourricière, apprend l'origine de nos terres, il n'est que lumière; nul besoin de livres et de partitions pour en observer noble vibration. Présent devant lui, j'en accepte l'héritage, je pleure d'humanisme devant pareil témoignage. Dans tes yeux, je vois le futur, je l'espère retrouvé ce monde perdu, isolé par nos sociétés. Devant telle richesse j'apprend simplement, ton sourire d'allégresse, me nourrit aisément. Tes lèvres, tantôt généreuses, toujours délicieuses, sont un appel à grandir celui du plaisir. Tes yeux de bijoux, ton sourire sensuel, ton visage d'expressions ton corps d'anniversaire font de toi Femme noire la plus belle des prières pour un monde de merveilles, rempli de désir sans aucunes extinctions. Ta peau c'est la vie, ta peau c'est le noir, ta peau c'est l'envie d'y trouver territoire.
I- L’hommage à la femme noire
a) La femme noire à différents moments de la vie
Vers 3 : Mère et enfant. Vers 6 : Jeune fille : éveil de l’amour. L’indicatif présent est opposé au passé. La foudre (« foudroie ») est une métaphore réitérée par l’« éclair ». Le poète est dans le chaos : « tonnerre » : allitération en [T]. La femme est la savane, elle frémit, gronde (personnification de la savane) : « savane ; femme ; tamtam ». Allitérations en [F] et [V] pour le souffle.
A la dernière strophe : femme face à son destin, âgée « beauté qui passe », en cendre (morte). C’est le temps qui passe. Pour Senghor, la mémoire et l’écriture permettent de fixer l’existence et la beauté dans l’éternité.
b) Les qualités de la femme
Ce poème est un hymne à la femme noire. Les 4 premières strophes : interpellations, accumulations, appositions à la femme noire et nue :
- Protectrice (protège l'enfant, accueille l'homme mûr)
- Douceur
- Apporte calme et réconfort (métaphore de l’huile = apaisant, renforcé par les monosyllabes et allitération en [L])
- Apporte une lumière spirituelle
La femme est source de vie, associée à l’au-delà et à l’ici-bas. Jeux de correspondances horizontales et verticales. La femme est condition de toute vie.
c) Le poète chante sa beauté
La couleur noire symbolise la vie « Vétue de ta couleur qui est vie ». Beauté de la femme nue sans artifice : « ta forme qui est beauté ». La beauté habille la femme « Vétue ».
La beauté de la femme devient sculpturale :
- Tamtam (femme, tension, grandeur)
- Reprise de « femme nue, femme noire »
- Grâce (métaphore de la « gazelle » : légère, musclée, aérienne, renforcé par : « gazelle ; céleste ; perle »)
- Evoque l’envol car il y a une gradation (matériel, terrestre, astral)
Presque tous les sens sont sollicités pour ressentir la beauté de la femme noire : vue, goût « sombres extases du vin noir », toucher « caresses ferventes du Vent d'Est », ouïe « tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur / Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée ».
II- Sensualité et mysticisme
a) Nudité et mystère
Même nue, la femme est chargée de mystères. « femme obscure » : double sens : femme noire et femme mystérieuse.
Assonances en [U] = profondeur, respect et admiration. Obscurité sensuelle car surprises laisse libre cours aux fantasmes. La femme noire = chants d’ombre. Chez Senghor, l’évocation de la femme revient au clair obscur.
La femme noire est à la fois obscurité et lumière. Jeux de lumière : « A l'ombre [...] s'éclaire »..., champs lexicaux de l'ombre et de la lumière dans tout le poème soulignant la complexité de la femme.
b) Amour et élévation spirituelle
L’image biblique : « Terre promise » Moïse découvre la terre promise. Milieu aride pourtant plein de promesses. La femme donne apaisement et sérénité. La femme est un sujet maternel et de séduction. Elle protège l’enfant qui deviendra un homme ou une femme. Le cycle naturel est présent.
L’élévation : extase du aux rapports amoureux. Le désir et divinisé. Le couple est une métaphore de la savane allié aux « horizons purs ». Spiritualité dans les attaches « célestes des gazelles ». Par choix des mots, l’amour relève de la grâce, la force, la retenue, la fusion. Les métaphores astrales, mystiques ont un rendu émotionnel.
Pour Senghor, la construction de l’homme et de la femme et la représentation du monde ont tout leur sens. De plus l’univers et l’homme africain ne font qu’un. Dès la naissance, puis jours après jours, il n’y a pas de limites entre le monde d’ici et au-delà. Donc pas de limites entre le rêve et la réalité. Les espaces ne sont pas cloisonnés.
III- Femmes et terres africaines
a) Le poème dépasse le lyrisme personnel
Comme dans « A une passante » de Baudelaire, la femme est la féminité. Toutes les femmes noires représentées n’ont pas d’articles définis, indéfinis et pas de possessifs. C’est donc une généralisation. Une construction simple de l’éloge faite à la femme. Pas de « Ô » car prière fervente, poésie incantatoire. La femme noire est l’Afrique : « nue ; belle ; obscure, mystérieuse ». Registre de langue saint, car être au plus près possible de la nature renforce l’éloge.
b) Paysage et rythmes magnifiés
La couleur jaune du soleil renforce la chaleur. Les savanes ont une végétation pauvre. La « gazelle » et l’« aigle » représentent la beauté terrestre et aérienne : la vie.
Cette poésie évoque des sonorités africaines :
- Tamtam « Tamtam sculpté, tamtam tendu » : allitération en [T] rappelant le son du tamtam
- Charme de la voix grave de contre-alto
- Rythme binaire
Les objets du quotidien et des cérémonies sont présents. Le tamtam est symbole de ralliement, de cohésion sociale entre vivants et entre esprits et vivants.
Conclusion :
Senghor a voulu immortaliser la femme noire dans l’éternel. La femme est l’avenir de l’homme. Ce poème est une ode intemporelle. C’est un renouveau dans le lyrisme. L’amour courtois dépasse les frontières. Ce poème est proche des Yeux d’Elsa de Aragon.
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