Les marabouts dans la société sénégalaise
Quel touriste qui, à son retour d’une capitale de l’Afrique de l’Ouest, ne s’est pas dit scandalisé par le grand nombre d’enfants mendiants qu’il a rencontrés durant son séjour ?
Il les décrit comme sales, habillés en guenilles, souvent sans chaussures et tenant une boîte de concentré de tomate vide pour recevoir tout ce qu’ils peuvent collecter. Ce sont, pour la plupart, les élèves des écoles coraniques. On les appelle “talibés”, parfois « garibous ».
Ils sont sous la responsabilité des maîtres coraniques, les « marabouts ». Les talibés semblent constituer, de nos jours, comme un fonds de commerce pour les maîtres coraniques. Et dans cet exercice du donner et du recevoir, ce sont les maîtres qui se remplissent les poches sur le dos des enfants. Aujourd’hui, la mendicité de ces jeunes talibés a pris une tournure qui ne laisse personne indifférent. Et plus d’un se pose la question de la légitimité d’une telle pratique.
Un “talibé”, c’est un disciple ou un élève qui apprend le coran. Ces garçons ont entre trois et quatorze ans. Leur famille les envoie « chez les marabouts afin de suivre une éducation coranique accompagnée d’une initiation pratique à la vie communautaire et de l’acquisition du sens de l’humilité, de la vie ascétique et de l’endurance à toute sorte d’épreuve. »
Les talibés sont souvent rassemblés dans un local qu’on appelle « daara ». Autrefois, le daara était « une école située dans la communauté ou dans un village voisin. Les familles pouvaient aider financièrement le marabout, en échange de l’éducation religieuse pour leurs enfants. Ainsi, les daaras ont d’abord été à la charge de la population locale et responsable devant elle. Leur proximité permettait aussi aux familles et aux talibés de rester en contact étroit, les enfants pouvant rentrer chez eux pour manger, se laver ou nettoyer leurs vêtements. Les talibés n’allaient mendier que pour apprendre l’humilité et non pour ramener tous les jours de l’argent à leur marabout. Mais au fil du temps, le système des daaras a changé lorsque les marabouts ont migré vers les principales villes. Là, loin des familles des talibés, les marabouts ont perdu tous leurs soutiens.
De plus en plus, ils ont envoyé leurs élèves mendier afin de récolter des fonds pour soutenir les daaras. Les garçons dorment, ensemble, sur le sol en béton. Chaque matin, ils se lèvent, prennent leurs boîtes de conserve vides et partent mendier dans la ville pour avoir un petit déjeuner. Seuls ou en bande, ils passent ainsi des heures à parcourir les rues à la recherche de leur nourriture et à demander l’aumône pour réunir les 500 francs CFA (0.75 ) exigés chaque jour par leur marabout, s’ils veulent éviter d’être battus. Ils reçoivent également des coups de fouet, s’ils ne récitent pas parfaitement le Coran.
En fait, bon nombre d’entre eux n’apprennent jamais le Coran et il est très rare qu’ils aient un niveau d’instruction suffisant pour trouver un emploi lorsqu’ils deviennent adultes. Même si l’étude de la religion est à la fois un honneur et un élément fondamental de l’éducation, beaucoup de familles pauvres envoient leurs jeunes garçons dans des daaras uniquement parce qu’elles n’ont plus les moyens de les garder à la maison.
Seule une minorité de marabouts fait un effort avec les talibés. « Nous prenons nos boîtes pour aller mendier. »En plus des longues heures passées dans les rues, les talibés souffrent souvent de malnutrition, de déshydratation et de maladies de peau. Les daaras sont fréquemment insalubres et les enfants sont laissés sans soins pendant de longues périodes. Parce que l’accès à l’eau est difficile, les enfants ne se lavent souvent que tous les quinze jours. Certains restent plus d’un mois sans se doucher surtout en période de froid. Leurs vêtements sont à peine lavés, souvent même sans utiliser de savon. La plupart du temps, les talibés n’ont pas de chaussures. Ce sont des enfants aux pieds nus. On pourrait dire que, pour les besoins de rentabilité, les talibés sont tenus en permanence dans un état crasseux. Plus le profil est misérable, plus on fait pitié, plus on gagne “au change”.
Le système des daaras, qui devait fournir une éducation religieuse solide, est devenu une forme socialement acceptée d’exploitation des enfants. Outre les coups reçus de leur marabout, certains talibés sont parfois la proie facile des pédophiles et des trafiquants qui peuvent profiter de leur ignorance pour les exploiter. « Il y a des choses graves qui arrivent à ces enfants. Parfois, ils sont battus, violés et utilisés par les trafiquants de drogue pour écouler leurs marchandises.
» Emploi du temps type du talibé « Nous nous réveillons tôt le matin. Après la prière, nous apprenons nos versets coraniques sous l’œil vigilant de nos aînés. Vers 7 heures, nous prenons nos boîtes pour aller mendier jusqu’à 10 heures. A ce moment, nous revenons pour apprendre. Mais chacun doit revenir avec 250 F cfa (0,40 ) pour le marabout. A midi, il faut repartir mendier de quoi manger… Comme aujourd’hui, c’est vendredi, les plus grands vont en ville dans les grandes mosquées pour avoir beaucoup d’argent à verser au marabout. Parfois, je quitte la banlieue pour venir mendier jusqu’au grand garage. Là bas, je connais beaucoup de femmes qui tiennent des gargotes, elles donnent à manger quand je les débarrasse de leurs eaux usées et ordures. »
Qui est le marabout ? Le marabout a tous pouvoirs
Traditionnellement, les marabouts sont respectés car ils savent le Coran parfaitement, ce qui en fait des hommes dont la parole n’est jamais remise en cause dans la communauté musulmane. Il est gardien de la foi et guide spirituel des populations qui vont le voir pour des questions de tous ordres. Mais l‘arrivée de la société de consommation change les attitudes, les habitudes et les relations sociales. Aussi les marabouts sont poussés à utiliser leur métier pour en tirer un profit. Dans les faits, le statut des marabouts n’est ni réglementé, ni reconnu officiellement. N’importe qui peut se donner le titre de « maître coranique ». D’où cette prolifération de « faux marabouts » qui ont pour principale activité de diriger leur petite entreprise d’enfants mendiants. L’instruction coranique Les petits talibés récitent les versets du Coran en langue arabe qu’ils ne comprennent pas. Ils ânonnent en suivant les caractères sur des tablettes en bois. Peu importe que très peu sachent lire : l’exercice est essentiellement phonétique. Le marabout a la badine à la main, un bout de bois orné d’une lanière qu’il brandit et parfois abat sur les têtes. Après leur tournée de mendicité en ville, ils apprennent à nouveau le Coran. Puis ils repartiront mendier jusqu’au coucher du soleil. Ce temps de mendicité est la cause principale de leur analphabétisme et de leur manque d’éducation en général.
Pour la grande masse des talibés, la mendicité constitue un handicap majeur dans l’acquisition des connaissances religieuses, car, avec un tel emploi du temps, les talibés ne consacrent à leurs études qu’environ 30 % de leur temps utile. Avenir condamné Que feront ces jeunes après leur temps de formation ? À la sortie de l’école, ils ont entre 16 et 20 ans, ils n’ont appris aucun métier, n’ont bénéficié d’aucun enseignement général. Alors, quel avenir pour eux ? Malgré leur âge, ils ne savent rien faire de leurs dix doigts. Leur peu de connaissances n’est même pas sanctionné par un diplôme. Certains deviendront peut-être maîtres religieux à leur tour, d’autres continueront de se perdre dans une vie misérable en ville. La délinquance va leur tendre les bras. Abandonnés, affamés, épuisés, ils deviendront des proies faciles pour les réseaux criminels (vol, drogue, prostitution). Beaucoup de ces garçons ne reverront plus leurs parents ou leur village. Le Coran proscrit la mendicité Il doit réciter dans une langue qu’il ne comprend pasDes préjugés font croire que le Coran encourage la mendicité. Or, cela est faux. Le Coran ne prescrit pas la mendicité. Les jeunes talibés sont souvent contraints d’aller mendier par le seul ordre de leur maître coranique. Or, même dans les familles riches, on désire soumettre les garçons à une vie humble, dure et ascétique. En fait, la mendicité vient du fait que les daaras sont gratuites. Le marabout est alors dépendant de la générosité des parents d’élèves ou de n’importe quel don. Il faut noter aussi que la mendicité est un phénomène urbain provoqué par les marabouts qui ont fui la pauvreté des campagnes : c’est ainsi qu’ils se sont mis à exploiter leur “seule richesse”, c’est à dire leurs élèves. Que disent les gens ?
Beaucoup pensent que le talibé est gênant. Beaucoup aussi disent que les daaras ne sont plus utiles à la société moderne. Mais la plupart des gens estiment qu’il faut trouver d’autres solutions que la suppression des daaras. D’ailleurs, toutes les solutions proposées se rejoignent : créer des écoles coraniques modernes, créer des centres d’apprentissage et d’emploi pour les talibés et leur réinsertion dans la vie sociale, introduire l’enseignement coranique dans l’enseignement primaire, fournir des subventions aux marabouts honnêtes, prendre des sanctions à l’encontre des autres, interdire aux talibés de mendier sous peine de sanctions… .
Mais les avis divergent quand il s’agit de dire qui doit agir : moins de la moitié des gens estime que c’est l’État qui doit s’occuper de ce problème, alors que pour le quart des personnes interrogées, c’est aux autorités religieuses qu’incombe cette responsabilité. Que dit l’État ? Dans l’ensemble, les États sont d’accord avec l’opinion publique, c’est-à-dire qu’ils veulent aussi supprimer la mendicité. Mais ils le veulent de manière douce pour ne pas aller à l’encontre de la religion et des coutumes.
Depuis plus de 30 ans, des résolutions ont été envisagées : - sanctions à l’encontre des maîtres qui exploitent ; - plus grande responsabilité pour les parents et les marabouts ; - associer enseignement coranique et formation professionnelle pour assurer l’avenir des talibés ; - lutter contre la mendicité avec la police et la justice ; - faire contrôler les daaras par des assistants sociaux afin de voir les insuffisances ; - exiger de bonnes conditions matérielles et sanitaires des écoles ; Ecole coranique à Djenne (Mali)Malheureusement aucun de ces dispositifs n’a vu le jour faute de moyens. D’après l’ONG Tostan, tant que les gouvernements ne réglementeront pas les milliers d’écoles coraniques informelles, le problème ne sera pas résolu.
« L’État ne veut pas s’engager à résoudre le problème parce qu’il touche à la religion. » « Dans chaque grande ville, il y a des chefs religieux dont les disciples sont à des postes importants au sein de l’administration sociale ». Même si des lois existent au sujet de la mendicité, les sanctions ne tombent pas. Les écoles coraniques continuent d’échapper à tout contrôle de l’État et des collectivités locales. Cela marque bien les relations étroites qu’entretiennent religion et vie politique dans beaucoup de pays de l’Afrique de l’Ouest. Associations et ONG Beaucoup d’agents sociaux, des artistes, des associations hu-manitaires et des ONG s’impliquent pour trouver des solutions qui sauvegardent les intérêts de l’enfant. Les ONG reconnaissent que leurs programmes sont trop insuffisants et mal coordonnés pour apporter une vraie solution à ce problème. « Des millions de dollars sont déversés dans des programmes humanitaires et gouvernementaux pour aider les talibés et empêcher les abus ; pourtant la prévalence de la mendicité forcée des enfants dans les daaras continue de s’aggraver », déclare une responsable d’ONG. « La maltraitance endémique de ces enfants ne pourra être éradiquée que lorsque le gouvernement demandera des comptes aux marabouts coupables de ces abus. »
Que dire pour conclure ?
Les sociétés ouest-africaines doivent absolument apporter de véritables solutions à la situation des petits talibés. « La crise, la dette, l’ajustement structurel et ses conséquences sur les populations les plus pauvres, la démographie galopante et l’urbanisation accélérée, constituent des facteurs qui génèrent et reproduisent à grande échelle la mendicité enfantine. » Pour des experts d’ONG et de l’État, il faudrait un certain nombre de décisions : * D’abord faire appliquer les lois qui interdisent l’exploitation des enfants à des fins de mendicité. * Puis, que le ministère de l’Éducation indique quels et quels marabouts ont les compétences pédagogiques pour exercer et régule l’implantation des écoles coraniques. *
Ensuite, assurer une indemnité aux marabouts autorisés à exercer par le ministère de l’Éducation. * Enfin, trouver un moyen d’offrir un minimum de confort aux enfants pour qu’ils ne vivent plus dans des conditions indignes. Il faudra encore du temps pour qu’ils grandissent en paixIl reste cependant un frein à l’action des agents de l’État ou des membres des ONG : ces gens- là, au dire de certains grands marabouts, ne sont pas habilités pour s’occuper du problème des talibés, car beaucoup ne sont pas musulmans et donc ne maîtrisent pas ce phénomène avant tout religieux. Pour eux, ce sont les véritables maîtres coraniques qui doivent prendre en charge ce problème et le régler, et non la communauté internationale.
« Ce fléau est très grave et il y a des gens qui se battent pour l’éradiquer, mais ceux-là ne sont pas aptes à l’éradiquer. Les problèmes de l’Islam, ce sont les Musulmans eux-mêmes qui doivent les régler et non pas les gens du bas-monde (les autorités et le Gouvernement). L’écrivain Cheikh Hamidou Kane, qui, dans son roman l’Aventure ambiguë, raconte sa jeunesse dans une daara musclée, dit de même : « Il faut insister sur le rôle des chefs religieux dans la modernisation des écoles
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